Chronique de Jean-Luc Gibou « La crise du travail : enjeux d’aujourd’hui et défis de demain » Avril 2023

Chronique Avril 2023
« La crise du travail : enjeux d’aujourd’hui et défis de demain »
De Jean Luc Gibou [1] 

 

La crise du  Covid 19 – sanitaire, économique et sociale –  a bousculé toutes les sphères de l’existence des individus et des sociétés.

Le travail n’en a été d’autant plus affecté. Les inégalités, dans et par rapport au travail et à la vie en sont révélatrices.

La « grande démission » voit des milliers de salariés quitter un travail, qui n’a plus de sens pour eux ou bien refuser de rejoindre les « métiers en tension » (hôtellerie-restauration, divers services ) dont les salariés cherchent en vain des salaires et des conditions de travail décentes.

Une enquête récente de la DARES (Ministère du Travail)[2] montre que plus d’un tiers des salariés déclare ne pas être capable de tenir leur travail jusqu’à la retraite. Les métiers en contact avec le public et physiquement exigeants sont jugés moins soutenables.

L’exposition aux risques professionnels va de pair avec le sentiment accru d’insoutenabilité. Une santé dégradée pèse sur le sentiment des salariés de pouvoir tenir dans leur travail jusqu’à la retraite, avec des interruptions de travail longues et fréquentes.

En moyenne, les changements organisationnels sont préjudiciables à la soutenabilité du travail, sauf si les salariés participent à la décision et malgré le peu d’efficacité des dispositifs de prévention et d’amélioration prévus à cet effet.

La sociologue Dominique Méda[3] montre que la France occupe une position particulière dans les comparaisons européennes, où elle apparaît « mal placée et même en queue de peloton dans certaines catégories, notamment les contraintes dans le travail ». Elle ajoute « .. la qualité de l’emploi n’est pas un supplément d’âme pour DRH en mal d’innovations ».

Le juriste du travail Alain Supiot[4]  nous dit que « notre système économique repose sur l’idée que l’être humain serait la première des marchandises ».

C’est cette conception de la « force de travail/marchandise » qui est ouvertement contestée

Ce sont toutes les dimensions de cette « crise du travail », de ses impacts que nous tenterons d’analyser.

  « Valeur-travail » et « valeur du travail » [5] : de quoi parlons-nous ?

La fameuse « valeur-travail » a été  remise en question. Les différents métiers -soignants, caissières, enseignants, agents de nettoyage, livreurs- mal rémunérés et peu considérés, étaient en « première » ou « deuxième » ligne dans la séquence du Covid 19.

La définition du Larousse renvoie la notion de « valeur » à trois dimensions.

Tout d’abord, ce qui est posé comme vrai, beau et qui « a de la valeur » selon les critères de société du moment.

Ensuite, comme quelque chose à défendre, ou encore de ce qui produit l’effet attendu et de ce que vaut un objet à échanger ou à vendre.

Enfin, la valeur est considérée comme fondant le développement de la personne et son insertion dans la société.

S’agissant des biens matériels ou de services utiles, le travail peut être considéré comme source de valeur d’usage. Inséré dans la sphère marchande, il s’y voit reconnaître une valeur d’échange.

La crise sanitaire a mis en lumière le rôle joué par les personnels de santé et plus particulièrement les infirmières qui, dans leur cas investissent dans leur travail jusqu’à l’épuisement.

L’utilité de leur travail, reconnu par la société créé une valeur d’usage pour la collectivité. La reconnaissance salariale revendiquée (et très partiellement satisfaite par les pouvoirs publics) de cette utilité sociale est au centre de la valeur d’échange de la force de travail.

Une conception de la « valeur-travail » est entrée dans le débat social, avant et après le débat sur la réforme des retraites. Elle  lui confère un caractère quasi-métaphysique (ontologique) pour la droite ou certaines fractions du patronat.  Elle tend à justifier certaines mesures de politique publique socialement régressives du type baisse des allocations-chômage ou l’obligation de travail par différents dispositifs comme le RSA.

Il rappelle plus le « Travail-Famille-Patrie » de Vichy que la politique d’insertion sociale et professionnelle prônée par Bertrand Schwartz.

Des mutations du travail qui ne datent pas d’hier et qui sont toujours d’actualité[6]

Revenons à la Révolution Industrielle (XVIIIème et XIXème siècle) qui a créé les manufactures, la division technique et sociale du travail, mais aussi ….la bourgeoisie et le prolétariat en tant que classes sociales.

La « révolution taylorienne », plus récente au début du XXème siècle, a introduit la chaîne automatisée. L’industrie automobile a servi de laboratoire aux USA, avec le cas de Ford.

La contestation du taylorisme va générer des conflits et mobilisations sociales emblématiques dans les années post-68 en France (« les conflits d’OS ») et en Italie (« l’automne chaud ») en 1969. L’organisation capitaliste du travail est l’objet et l’enjeu de cette nouvelle conflictualité productive.

Les mutations qui traversent le travail en recomposent les frontières-entre la vie professionnelle et la vie personnelle, entre le bureau et le domicile, entre l’individuel et le collectif- pour en donner (ou non) du sens ou générer de « mauvais emplois « (bullshit jobs), parfois tout au long de la vie.

Les tendances récentes ont mis en lumière plusieurs grandes tendances

La place croissante du management et ses injonctions par la « pression du chiffre » devient la clé de voute de la gestion des « ressources humaines ». Il remplace le chronométrage et le bureau d’études.

Les plateformes numériques transforment profondément le travail et engendre une polarisation accrue entre des emplois de plus en plus précaires et d’autres plus autonomes et diversifiés.

La numérisation des activités, illustrant peu à peu un nouveau capitalisme. Il s’appuie sur un nouveau rapport au temps et à l’espace, que l’on peut inscrire dans cette ubérisation de la société

Le rapport à la nature, longtemps saccagée par un capitalisme productiviste est remis en question. Des « catastrophes naturelles «  de plus en plus fréquentes affectent l’ensemble de la planète (par exemple le « réchauffement climatique »).

Ils reformulent la nécessité   d’une intervention publique sur l’environnement au sens large par des politiques de transition écologique et/ ou énergétique.

Ainsi de nouveaux rapports au travail se nouent peu à peu qui vont au-delà des pratiques de refus (« l’allergie au travail »), des idéologies de la « fin du travail », non sans oublier la dure réalité de la « souffrance au travail » par le développement des risques psycho-sociaux.

Le salariat, assujetti au régime juridique de la subordination par le contrat de travail,  est remis en question par les nouvelles formes de travail et la précarisation et parallèlement  l’accès (ou non) à la protection sociale.

Le tryptique « travail, citoyenneté, démocratie » à l’épreuve du néo-libéralisme

Si le travail a un statut ambivalent dans le système capitaliste à la fois source d’usure, de maladie, il peut être également un vecteur d’identité sociale ou d’autonomie.

En ce sens l’ambition historique du mouvement ouvrier n’en sera pas moins d’en réduire le rôle ou la place mais de le transformer.

Cette transformation prendra deux formes : la place du travail dans les futures économies socialistes (le stakhanovisme qui n’est pas une réussite) mais aussi les luttes (ou non luttes) diverses et variées s’inscrivant dans cette perspective.

Les débats et/ou les compromis sociaux (y compris dans les négociations collectives) illustrent l’existence de nouveaux modèles d’organisation du travail  couplés à de nouveaux modèles productifs, dont le fordisme a pu accoucher.

Cela suppose que le mouvement syndical n’attend pas un changement de société pour changer le travail[7].

Il y a bien là de nouvelles pistes pour cerner le rapport entre la citoyenneté (du travailleur) et le travail « concret » et non « abstrait ».

Il appelle une nouvelle démocratie, celle de la collectivité de travail et de l’entreprise (démocratie du travail), celle au niveau de la nation, de la branche d’activité, du territoire (démocratie sociale) qui complète la démocratie politique et  redonne à la démocratie toute sa fonction de représentation des citoyens.

La démocratie sociale[8] est ancrée sur les univers sociaux et des travailleurs et travailleuses. C’est à la fois sa fonction et sa légitimité de prendre en compte les réalités concrètes de travail, leurs conditions matérielles (par exemple la pénibilité), pour les différentes catégories de salariés.

On est bien loin de la conception qui consisterait à penser l’âge de la retraite selon des butoirs financiers et comptables.

Elle a été mise à mal au cours du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, plus particulièrement par les ordonnances  Macron-Pénicaut de septembre 2017)[9].

Le but avoué et paradoxal était à la fois de « cornériser » le syndicalisme dans l’entreprise,  tout en éloignant  les institutions de représentation de la vie concrète des collectifs de travail et en diminuant les droits collectifs et les moyens correspondant.

Pour mettre en perspective : donner du sens au mouvement social

La puissance du mouvement social contre la réforme des retraites s’est déployée dans un contexte politique, économique,  social et international particulièrement tendu.

La stratégie du gouvernement qui a consisté à opposer « les urnes » à la rue  dans ce conflit social s’est avéré sans issue. Comme le souligne Alain Supiot[10] elle montre que « l’action collective des salariés est constitutive d’une citoyenneté sociale (qui) est essentielle à la vie démocratique ».

Les efforts de la population confrontée aux diverses restrictions au cours de la pandémie avec ce qui s’en est suivi : inflation, hausse des prix, crise de l’énergie, guerre en Ukraine.

Une des questions majeures qui revient est bien celle d’un « renouveau syndical ».

Par son caractère unitaire, il  renforce sa légitimité  en tant qu’acteur social et sa capacité à représenter le monde du travail, à contrario d’un patronat, dont le silence est assourdissant. Attend-t-il les prochaines exonérations fiscales et sociales ou les crédits d’impôt divers et variés, qui sortiront des prochaines lois ?

L’ancrage territorial du mouvement social sous la houlette des intersyndicales départementales et/ou locales rassemblent dans les manifestations,  depuis le mois de janvier,  des catégories de salariés diverses. Elles ont en commun d’être particulièrement marquées par le poids du travail dans leur existence.[11]

Ces salarié(e)s  directement impacté(e)s sont celles et ceux des métiers manuels industriels, de service à la personne… Ils et elles  commencent à travailler en moyenne à l’âge de 22 ans. Les caristes et les caissières ne peuvent pas télétravailler. Les capacités d’organisation syndicales déclinent  moins vite dans la fonction publique qu’ailleurs.

Sans négliger l’ombre menaçante du FN, avec son projet xénophobe et réactionnaire,  les colères sociales peuvent converger, comme le montre le précédent   des « Gilets jaunes ».

Un nouvel espace interprofessionnel émerge pour le syndicalisme dans les territoires pour répondre à ces défis.

La mobilisation sociale doit tout d’abord gagner la bataille par le retrait du projet de retraite à 64 ans mais aussi redonner du sens à la « question du travail »[12].

Si le lien n’apparaît pas évident à première vue, les différents acteurs peuvent s’en emparer.

Une telle vision d’avenir doit ainsi donner du sens à un mouvement social, dont la « crise du travail » est la véritable toile de fond.

[1] Membre du Café économique de Pessac –   Ancien responsable régional de la CFDT-Aquitaine

[2]  DARES  Analyses n°17 mars 2023 « Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ?

[3] « De la crise du travail en France » Dominique Méda, Le Monde 29-30 juin 2023

[4]« La révolution du travail » Le Monde hors-série 2022

[5] « Le travail, une valeur » Jacques Freyssinet IRES Document de travail n° 1/ 2022 Février     2022

[6] « Les nouveaux rapports au travail » Cahiers français n°418/ 2020 –  « Le travail dans tous ses états » L’économie politique n° 92 / Novembre 2021

[7] Bruno Trentin  « Changer le travail et la vie ou conquérir d’abors le pouvoir ? » in  la « Cité du travail », Editions Fayard

[8] Alain Supiot « Un gouvernement avisé doit se garder de mépriser la démocratie sociale » Le  Monde 16/03/2023

[9] Revue de l’IRES n°2-3/ 2022   N° spécial « Après les ordonnances Travail de 2017 : la négociation collective toujours plus proche de l’entreprise »

[10] Alain Supiot op.cit

[11] « La gauche et les sous-préfectures « Axel Bruneau, Thibault Lhonneur Fondation Jean Jaurès 08/02/2023

[12] « Redonner du sens au travail » Thomas Coutrot, Coralie Pérez La République des idées –  Editions du Seuil -2022

 

 

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