Chronique de Jean-Luc Gibou – Juin 2021
Territoires et réindustrialisation : enjeux et perspectives
Cette crise que nous vivons, n’est pas comme les autres, elle est multi-dimensionnelle à la fois sanitaire, économique, sociale mais aussi écologique.
Les impacts territoriaux et sectoriels en sont multiples[1].
Ainsi entre fin décembre 2019 et fin décembre 2020, l’emploi privé a subi une baisse de 310 000 emplois (soit -1,65%).
A l’échelle des 17 régions, dont on dispose des données, seules trois d’entre elles échappent à la baisse (Réunion, Guyane, Corse).
A l’échelle des zones d’emploi, les variations sont plus importantes, puisque la dynamique est globalement plus négative. Ainsi sur 321 zones d’emploi, 267 connaissent une évolution négative et 54 une évolution positive.
A l’échelle des secteurs d’activité renseignés, seuls 20 d’entre eux ont connu des taux positifs, quatre secteurs concentrent 20% des pertes : la restauration, l’hébergement, l’intérim, et les activités sportives, récréatives et de loisirs.
A l’échelle régionale, comme à celles des zones d’emploi, le choc macro-économique affecte la quasi-totalité des territoires, avec des différences liées à des effets de « spécialisation » ou des effets « locaux ».
Dans la majorité des cas, les effets locaux sont positifs et compensent en partie les effets négatifs de la dynamique macro-économique.
Globalement on peut retenir que cette crise a des impacts différenciés selon les secteurs, les régions et les zones d’emploi et donc peu de ressemblance avec le choc subi en 2008-2009.
Les enjeux de la période pour les territoires portent sur trois domaines :
– la transition écologique à amorcer ou approfondir , notamment sur les mobilités et les transports, le logement, l’énergie, et aussi l’environnement industriel.
– la solidarité sociale pour faire face et endiguer le chômage, la précarité et la pauvreté, notamment pour les jeunes et développer l’emploi, la formation, et des mesures de protection sociale (minimaux sociaux, RSA jeunes).
– les services publics, dont le maillage constitue la clé de la cohésion territoriale,
Il faut en rajouter un quatrième celui de la réindustrialisation avec pour objectif de remettre sur pied la « base productive » des territoires et redonner toute place à l’industrie , comme « élément de structuration de l’économie «[2].
Face à la désindustrialisation, quelle réindustrialisation ?
L’industrie : de quoi parle-t-on aujourd’hui ? Pierre Veltz en donne un regard actualisé[3] quand il nous dit « qu’une nouvelle constellation d’enjeux et d’acteurs est en train d’émerger, que nos découpages traditionnels (industrie vs services ; traditionnel vs numérique) empêchent de voir clairement. Cette constellation est tout sauf post-industrielle. Et elle ne se réduira pas non plus au « tout numérique ». Je l’appelle « hyper-industrie », pour marquer à la fois sa nouveauté et la continuité avec l’histoire longue de l’industrialisation, qui ne commence pas et ne s’arrête avec l’industrie massifiée du XXème siècle ».
La France a massivement désindustrialisé son produit intérieur brut (PIB) et sa population active à partir des années 80, le PIB est passé de 20 à 12%, tandis que l’emploi industriel chutait de 5,3 à 3,2 millions de salariés.
Cette érosion du tissu industriel français s’est manifestée par des crises sectorielles (charbon, acier, textile, automobile, nucléaire…), des fermetures d’usines et le démantèlement de grands groupes.
Si cette désindustrialisation n’apparaît pas homogène, tant du point de vue sectoriel ou géographique, elle n’est pas sans incidence pour les territoires.
Après le premier confinement, l’industrie s’est remise en marche. Après plus d’un an de crise sanitaire, on constate un net recul de son activité et elle a encore largement recours au chômage partiel.
La crise sanitaire a mis en lumière les limites des capacités industrielles et de recherche de notre pays et notre dépendance quant à certaines productions (masques, vaccins …) devenues essentielles.
Elle résulte de la logique de délocalisation, déjà ancienne et quasi-systématique, vers les pays à bas salaires, qui s’inscrit dans les chaines de valeur mondiales.
Les relocalisations, c’est-à-dire le retour à l’identique d’unités de production ou plus généralement d’activités de production de l’étranger, ne constituent qu’un des moyens parmi d’autres pour (re)développer des activités productives sur le territoire national ; elles n’ont pas contribué de manière significative à la (re)création d’emplois industriels[4].
La nécessité de «renverser la vapeur » apparaît plus que jamais d’actualité.
S’en tenir à une approche en termes de relocalisation n’est pas suffisant. C’est pourquoi il faut retenir une approche en termes de réindustrialisation qui s’appuie prioritairement sur le maintien et l’adaptation des activités industrielles existantes et secondairement sur la création ou la réimplantation de nouvelles activités.
Les mutations numériques et/ou écologiques appellent à une montée en gamme en termes de produits-services, en termes de processus de production et de distribution.
Dans un contexte de concurrence technologique internationale, on peut s’appuyer sur le « triangle industriel » Etat-Recherche-Industrie pour améliorer le positionnement international de l’industrie française qui reste écartelée entre quelques segments de très haute technologie, aujourd’hui fragilisés, et des activités de faible technologie fortement concurrencée par les pays à bas salaires.[5]
Le financement des entreprises revêt une importance fondamentale.
Les grands groupes poursuivent leurs stratégies au service des actionnaires en poursuivant les délocalisations, le CAC 40 se porte bien avec plus de 51 milliards d’€ distribués aux actionnaires, dont une partie importante résulte des aides publiques massives déjà perçues au titre du plan de relance français et dans l’attente des fonds du plan de relance européen.
Les ETI, les PME et les startups ne trouvent pas toujours les capitaux nécessaires à leur développement, voire à leur maintien, et sont à la merci d’un rachat par des firmes étrangères.
L’emploi, la formation, les ressources humaines ne sont pas en reste avec les métiers en tension, transitions collectives …
Trois objectifs pourraient répondre à ce changement d’échelle qualitatif et quantitatif dans les politiques engagées [6] : mieux anticiper les enjeux d’une transition professionnelle, accompagner TPE-PME dans l’expression de leurs besoins, mettre en place un plan massif d’investissements, dans les compétences, coordonné entre l’Etat et les Régions.
L’articulation entre réindustrialisation et transition écologique est vitale pour mener à bien la réindustrialisation, qui est selon Gabriel Colletis « compatible avec l’écologie ».[7]
Il s’avère compliqué de réindustrialiser en réduisant les émissions carbone.[8]
Alors que se multiplient des conflits sociaux autour des fermetures de sites, se développe en parallèle des mouvements citoyens tentant de limiter l’émergence d’activités polluantes.
La place des territoires : territoires désindustrialisés et/ou à réindustrialiser.
La dimension territoriale a gardé tout son sens dans le contexte de mondialisation.
La globalisation de l’économie et la financiarisation de l’activité productive implique une centralisation plus ou moins opaque.
Elle a des incidences en matière de localisation des activités et s’accompagne de l’éloignement des centres de décision.
Il peut apparaître difficile d’agir sur le territoire du fait de la multiplicité des acteurs, de l’entrelacement des frontières administratives, économiques ou institutionnelles.
Le territoire reste une catégorie pertinente pour l’action collective des acteurs économiques et sociaux et pour l’intervention publique en général.
La «revitalisation des territoires (peut constituer) un enjeu de sortie de crise» tel que le titrait un article du Monde du 16 avril 2021[9], il y apparaît que plusieurs programmes financés par l’Etat visent à accélérer les politiques de la ruralité dans les petites villes et les centres-bourgs.
Les investissements industriels sont également concernés sur différents périmètres identifiés sur la base des intercommunalités, en lien avec les Conseils Régionaux dans le cadre du programme «Territoires d’Industrie».
Laurent Davezies affirme que[10] « l’Etat n’abandonne pas les territoires les plus fragiles » et que la France avait commencé à reconquérir des emplois industriels (+17000 entre le 3ème trimestre 2016 et le 3ème trimestre 2019)….pour combien de fermetures d’usines et de sites industriels[11].
L’Institut Montaigne, think tank de sensibilité libérale, constate de son côté que «… l’effacement de la politique volontariste d’aménagement des territoires pendant près de trente ans a conduit à une forme de renonciation face aux déséquilibres territoriaux ».[12]
La désindustrialisation [13] apparait le plus souvent comme un phénomène exogène et macro-économique, où le territoire subit un processus dont il ne maîtrise pas l’origine et dont il cherche à atténuer les conséquences en matière d’emploi.
Les réponses à la désindustrialisation des territoires est d’une double nature.Tout d’abord, celle de l’attractivité où l’on « fait venir » des entreprises en utilisant le marketing territorial pour « mettre en valeur le territoire » et différentes aides matérielles et immatérielles. Ou bien une stratégie d’ancrage territorial des acteurs et des activités, en sachant que localiser n’est pas pour autant territorialiser.
Dans une phase de mutations intenses, la connaissance et l’analyse de ces dynamiques locales est vitale, car à partir d’un diagnostic partagé, le dialogue et la confrontation entre acteurs peut permettre d’élaborer des stratégies de développement. Avec la mondialisation et la transformation des systèmes productifs, le territoire est devenu un espace d’identité collective avec ses propres acteurs, ses institutions, ses modes de coopération …et de conflit.
On peut avancer sur plusieurs terrains en s’appuyant sur de véritables dynamiques territoriales[14].
Tout d’abord, il faut prendre en compte la difficulté d’actionner les compétences des différentes collectivités (mairies, intercommunalités, conseils départementaux, conseils régionaux ) et l’Etat, de les emboiter « sans se marcher sur les pieds ».
Ensuite, on doit identifier des « échelles d’action » s’appuyant sur la proximité et non les seuls découpages administratifs.
Enfin, la réhabilitation de la planification « planification territoriale » [15], peut constituer un vecteur de mobilisation de l’intelligence collective.
Le rôle des Régions est fondamental, même si les nouvelles « grandes régions », tout comme les « anciennes », restent néanmoins des « naines » en matière budgétaire en comparaison d’autres régions européennes.
Au cours de la décennie écoulée, les régions et les acteurs territoriaux ont vu leurs compétences valorisées, notamment en matière industrielle, par des partenariats dans des dispositifs tels les « pôles de compétitivité » ou les « territoires d’industrie » plus récemment.
Elles peuvent jouer un rôle important pour orienter les stratégies industrielles publiques et privées par l’intermédiaire de schémas ou plans régionaux, en matière d’aménagement du territoire, de développement économique.
Des pistes pour avancer
Au niveau européen, la faiblesse de toute politique industrielle affirmée est largement liée au primat d’une politique de concurrence se voulant « libre et non faussée ».
Dans le même temps, des conditions nouvelles de concurrence mondiale se sont accentuées entre notamment la Chine et les Etats-Unis, l’Europe ne jouant le plus souvent qu’à la marge par le biais dans un secteur, par exemple l’industrie automobile, et d’un pays, l’Allemagne pour ne pas la citer.
Dans le cadre du plan de relance européen, l’attention est plus marquée en direction de l’industrie du futur, digitalisée et décarbonée.
Des enquêtes récentes concernant le « grand retour de la souveraineté industrielle »[16] témoignent d’une réelle attente dans l’opinion, dont se font l’écho les propositions des candidats déclarés ou supposés à l’élection présidentielle de 2022.
L’industrie a trouvé une nouvelle place dans l’action gouvernementale. Le plan de relance économique 2020-2022 (France Relance) mis en place au deuxième semestre 2020 consacrant à l’industrie plus d’un tiers de 100 milliards concernés avec des volets spécifiques consacrés à la décarbonation des industries et de l’énergie, à la réduction d’impôts de production, au programme d’investissements d’avenir, et à la relocalisation d’industries jugées « stratégiques » (agroalimentaire, santé, technologie ; pour 600 M€). Cette référence l’industrie est également présente dans le plan national de résilience et de relance (PNRR) adressé à la Commission européenne pour permettre l’obtention des 40 milliards de financements européens, soit la quasi-moitié de France Relance.
Une politique industrielle renouvelée pourrait reposer sur la relance, le maintien voire la relocalisation d’activités industrielles, d’où la nécessité absolue d’investir tant pour les groupes, que pour les ETI et PMI.
La création et le maintien d’emplois dans un contexte de mutations économiques doit recourir à des dispositifs de « transition » articulant la formation et l’emploi.
La validité d’une stratégie de réindustrialisation doit aussi passer par les territoires et son véritable point d’appui peut être constitué par une stratégie multi-acteurs, qui peut en assurer le succès.
Si l’Etat doit être présent, il doit impliquer les Régions et inter-communalités, mais aussi les acteurs sociaux (syndicats et patronats) pour réactiver ou poursuivre le dialogue social territorial sur les mutations industrielles.
[1] Intervention d’Olivier Bouba-Olga ( Professeur à l’Université de Poitiers et responsable du service de prospective et d’études du Conseil Régional de Nouvelle Aquitaine) au débat du Café économique du 18 mai 2021 « L’avenir des territoires face à la crise : quels enjeux, quels défis ? »
« Impact économique de la crise sur les régions et leurs territoires. ». Analyse portant sur l’emploi privé , décembre 2020. Les notes de Régions de France ;
[2] Louis Gallois : « La France a besoin de réindustrialisation ». Alternatives économiques juin- juillet 2020 ;
[3] Pierre Veltz « La société hyper-industrielle. Le nouveau capital productif « Introduction p.8.
[4] La Fabrique de l’Industrie Document de travail « De la souveraineté industrielle aux localisations : de quoi parle-t-on ? « Sonia Bellit, Caroline Granier et Carole Mimi (Septembre 2020)
[5]Cahier Lasaire n°47 « Réindustrialiser notre pays : quelle méthode ? »
[6]CESE avis du 23 mars 2021 « Etat des lieux des dispositifs d’accompagnement et de formation des actifs et de leur adaptation aux mutations induites par les crises numérique, écologique et sanitaire » 16 préconisations
[7]Socialter Avril 2020 « La réindustrialisation est compatible avec l’écologie » Avril 2020
[8] Le Monde 17 juin 2021 dossier transition écologique « Emplois industriels et climat : concilier l’inconciliable «
[9] Patrice Roger « L a revitalisation des territoires, enjeu de sortie de crise »
(10) Laurent Davezies « L’Etat a toujours soutenu les territoires «La République des idées. (Le monde du 13/03/2021)10
[11] Jean Luc Gibou « Relance(s), emploi, cohésion sociale : où en sommes-nous ? « Chronique Café économique Décembre 2020
[12]Institut Montaigne « Rééquilibrer le développement de nos territoires « (Le monde 13/03/2021)
[13] Gabriel Colletis et Bernard Pecqueur « Les stratégies territoriales face à la désindustrialisation » in « Dynamiques territoriales et mutations économiques »
[14] Cahier Lasaire n°56 « Dynamiques territoriales et systèmes productifs : enjeux et acteurs »
Xavier Desjardins et Philippe Estèbe « Les trois âges de la planification territoriale » L’économie politique n° 89 « La planification, une idée d’avenir »