Chronique Décembre 2020
Le néolibéralisme et l’érosion démocratique
Michel Cabannes, économiste
Alors que l’aspiration à la démocratie inspire de nombreux mouvements dans le monde, ce régime subit pourtant actuellement dans nos pays une érosion si on en juge par le discrédit du politique, la fracture entre le « peuple » et les « élites », l’essor du populisme et l’apparition de « l’illibéralisme ». On peut s’interroger à cet égard sur la responsabilité du projet néolibéral qui oriente la vie économique depuis quatre décennies.
Le néolibéralisme, forme actuelle du libéralisme économique, est le mode de gestion du capitalisme qui vise à libérer les forces du marché des contraintes collectives. Cela inclut la déréglementation, les privatisations, la libéralisation des échanges et de la finance internationale ainsi que la réduction des budgets publics et sociaux. Il implique des interventions publiques, mais qui sont au service du marché, utilisé comme principe d’ordre de la société.
Le néolibéralisme actuel contribue à dégrader la démocratie par plusieurs canaux.
- Il est nécessairement réducteur de la souveraineté du peuple (I).
- Il est potentiellement source d’autoritarisme (II).
- Il est destructeur des conditions sociales de la démocratie(III).
- Il est facteur de fragilisation de la démocratie (IV).
I.Le néolibéralisme, nécessairement réducteur de souveraineté du peuple.
Le néolibéralisme implique des mécanismes de marché contraignant les politiques des États et des mesures institutionnelles déconnectant les décisions des influences populaires.
– La mondialisation commerciale contraint les politiques en imposant l’objectif de compétitivité tandis que la mondialisation financière soumet les politiques à l’appréciation des marchés financiers. Dani Rodrik a mis en évidence le triangle d’incompatibilité : on ne peut combiner la globalisation poussée, la souveraineté des États et la démocratie. Il faut se souvenir que la libéralisation a été décidée par les États eux-mêmes dans les années 1980 ! La contrainte des marchés est voulue par les néolibéraux : « Si une liberté voit son champ rétréci, c’est celle de conduire des politiques irresponsables (…). Les marchés veillent. Le droit à l’erreur n’existe plus » (Michel Camdessus).
– Des dispositions institutionnelles viennent s’ajouter. Les normes budgétaires des traités de l’Union européenne (déficits et dette) encadrent les budgets nationaux. « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » (Jean-Claude Junker). Dans les accords commerciaux récents, les multinationales peuvent attaquer les États devant les tribunaux d’arbitrage.
– Certaines dispositions nationales éloignent les instances de décision des pressions populaires. C’est le cas de l’indépendance des banques centrales vis-à-vis des pouvoirs politiques nationaux et de la tendance au renforcement du pouvoir exécutif par rapport au pouvoir législatif.
– Tout cela signifie un biais anti-démocratique structurel. La configuration économique des politiques néolibérales se rapproche de celle du seul marché et s’éloigne de celle des préférences de la majorité politique: la répartition des revenus est plus inégalitaire, le niveau de chômage plus élevé, la répartition territoriale des activités plus concentrée. Non seulement ces politiques ont un biais pro-capital inéluctable au nom de l’attractivité et de la compétitivité, mais elles sont aussi normalisées, relativement insensibles aux résultats des élections, souvent éloignées des promesses électorales et indépendantes de l’alternance entre les gouvernements de gauche et la droite. Tout cela ne peut être sans conséquences sur les réactions des citoyens !
II.Le néolibéralisme, potentiellement source d’autoritarisme.
On redécouvre que le libéralisme économique ne va pas nécessairement de pair avec le libéralisme politique et qu’il est très compatible avec l’autoritarisme politique.
– Karl Schmidt préconisait une synthèse de libéralisme économique et d’autoritarisme politique (un « libéralisme autoritaire » d’après son détracteur Hermann Heller) dans un discours au patronat allemand en 1932. Il déplorait que la démocratie conduise à un État providence obèse du fait de sa faiblesse face aux pressions sociales (Grégoire Chamayou). Les fondateurs allemands de l’ordo- libéralisme partageaient cette critique et évoquaient des limites à la démocratie sans aller jusqu’aux prescriptions de Schmidt (avant qu’il se rallie au nazisme). En 1975, le rapport pour la Commission Trilatérale « La crise de la démocratie » (Samuel Huntington, Michel Crozier et Joji Wanatuki) regrettait l’excès de démocratie comme facteur de fragilisation de l’État : « Des groupes sociaux marginaux, les Noirs par exemple, participent maintenant pleinement au système politique. Et le danger demeure de surcharger le système politique d’exigences qui étendent ses fonctions et sapent son autorité ». Il demandait de limiter l’extension de la démocratie : « Nous en sommes arrivés à reconnaitre qu’il y a des limites potentiellement désirables à la croissance économique. Il y a aussi des limites potentiellement désirables à l’extension indéfinie de la démocratie ».
– L’autoritarisme a marqué la mise en place du néolibéralisme aux États-Unis avec la répression des actions syndicales dans les entreprises dès les années 1970. Il s’est accentuée dans les années 1980 après l’arrivée au pouvoir de M. Thatcher et de R. Reagan, qui ont infligé deux grandes défaites du mouvement salariés (grève des mineurs et des transports aériens respectivement). Le cas extrême fut celui de la dictature Pinochet au Chili qui appliqua une politique économique ultra libérale avec la bénédiction de Milton Friedman et de Friedrich Hayek.
– Le degré d’autoritarisme est une fonction croissante du degré de libéralisme économique. « Je crois que si l’on voulait à l’époque moderne avoir un système économique libéral tel que le souhaiteraient M. Von Hayek et J. Rueff, il faudrait la dictature politique » écrivait Raymond Aron (1952). Dans le cas d’un néolibéralisme modéré, l’autoritarisme dépend de l’ampleur des contestations des réformes et du degré de fermeté du gouvernement pour les appliquer. En France, la force des mouvements et le maintien du cap des réformes par Emmanuel Macron expliquent la dérive autoritaire actuelle (attitude face aux « gilets jaunes », lois restrictives de la liberté d’expression).
III. Le néolibéralisme, destructeur des conditions sociales de la démocratie.
– Le néolibéralisme a renforcé la domination sociale, sapant le fondement égalitaire de la démocratie
D’une part, il a créé deux machines efficaces pour discipliner le salariat : la contrainte extérieure par l’impératif de compétitivité et la contrainte financière par l’impératif de rendement actionnarial (Frédéric Lordon). La libéralisation des marchés et de la finance a subordonné la gestion des firmes et donc celle du travail au maintien de la rentabilité financière. Les années 1980 ont vu la revanche des détenteurs de capitaux et le début de la réduction du pouvoir syndical dans les entreprises.
D’autre part, ces politiques ont aggravé la fracturation sociale de la société. La libéralisation a aggravé les inégalités de revenu et de patrimoine, surtout dans les pays anglo-saxons (Thomas Piketty) sous l’effet de la financiarisation et de la mondialisation, mais aussi la fracture entre les gagnants et les perdants de la mondialisation ainsi que la fracture entre les territoires.
– Le néolibéralisme a dégradé la qualité des relations sociales, importante pour la démocratie.
D’une part, il a contribué à mettre en cause les collectifs organisés. « Le néolibéralisme est un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur (..): nation (..), groupes de travail (…), collectifs de défense des droits des travailleurs, syndicats, associations, coopératives, familles même » (Pierre Bourdieu). D’autre part, il produit un enrôlement des comportements individuels dans le tourbillon de la compétition au sein du secteur marchand et aussi du secteur non marchand. Il tend à substituer « l’homo economicus » à « l’homo politicus », généralisant la logique économique à toutes les sphères de la vie sociale (Wendy Brown). Il produit également une injonction à l’adaptation permanente (Barbara Stiegler).
IV.Le néolibéralisme, facteur de fragilisation de la démocratie.
– Le néolibéralisme est à l’origine de la fracture politique entre le « peuple » et les « élites ».
La domination sociale et l’aggravation des disparités sociales favorisent la capture du jeu politique par les puissances économiques, accentuée par la fusion des intérêts privés et publics (va et vient entre les deux secteurs) et par le financement privé de la politique. Cela provoque un sentiment d’exclusion de « ceux d’en bas » par rapport à « ceux d’en haut », une défiance du peuple envers les milieux dirigeants. De plus, comme les élections n’apportent pas de solution aux mécontentements du fait d’une continuité des choix publics indépendamment des couleurs politiques des dirigeants, cela alimente la crise de la démocratie représentative, avec notamment une tendance à l’abstention dans les milieux populaires et chez les jeunes. Un cercle vicieux peut s’établir entre les politiques néolibérales et la fracture démocratique : les premières dégradent la situation sociale, d’où la défiance populaire qui favorise la capture des politiques par les puissances économiques, ce qui accentue les politiques néolibérales (J-F. Spitz).
– Cette fracture alimente la dérive populiste notamment aux États-Unis (Trump), au Royaume Uni (Brexit), au Brésil (Bolsonaro) et sur le continent européen (partis d’extrême droite) ainsi que la dérive illibérale (Hongrie et Pologne notamment). Des dirigeants de droite détournent les frustrations populaires vers des bouc-émissaires (les minorités, les étrangers) en s’appuyant sur plusieurs ressorts : les réactions identitaires et nationalistes liées aux effets économiques et culturels de la mondialisation, la défiance vis-à-vis des partis de la gauche de gouvernement dûe à leurs concessions au néolibéralisme et les progrès de l’individualisme et de l’irrationalité qui portent atteinte aux valeurs citoyennes.
Au total, la défense de la démocratie reste un défi à l’ordre du jour dans nos pays qui disposent pourtant d’une longue expérience démocratique institutionnalisée. Cela suppose de rompre avec les mécanismes économiques (le primat des marchés) et institutionnels (les normes imposées) qui ont conduit depuis plusieurs décennies à déconnecter les politiques suivies de la souveraineté populaire.
Pour y parvenir, il est possible de s’appuyer sur l’aspiration majoritaire des peuples à étendre et à renforcer la démocratie à divers niveaux (local, national, européen).
Michel Cabannes, économiste, intervenant au Café Economique de Pessac